14…
L’appartement de Susan était petit mais spacieux, et c’était là un truc, songeait Richard en allumant l’électricité, que seules les femmes semblaient capables de réussir.
Ce n’était pas cette observation qui le rendait nerveux, bien sûr : il avait déjà pensé cela bien des fois. Chaque fois en fait qu’il s’était trouvé dans l’appartement de Susan. Cela le frappait toujours, en général parce qu’il venait de son appartement à lui, qui était quatre fois plus grand et toujours encombré. Cette fois il arrivait de chez lui, mais par un itinéraire assez excentrique, et c’était pour cela qu’il était anormalement tendu.
Malgré la fraîcheur de la nuit, il était en nage.
Il regarda derrière lui par la fenêtre, puis tourna les talons et traversa sur la pointe des pieds la pièce pour se diriger vers la petite table où se trouvaient le téléphone et le répondeur.
Il n’avait aucune raison, se dit-il, de marcher sur la pointe des pieds. Susan n’était pas là. Il serait extrêmement intéressé de savoir où elle était, en fait – tout comme elle, songea-t-il, avait sans doute été extrêmement intéressée de savoir où il pouvait bien se trouver au début de la soirée. Il s’aperçut qu’il marchait toujours sur la pointe des pieds. Il se frappa la jambe pour s’empêcher de le faire, mais il n’en continua pas moins de la même façon. Escalader le mur extérieur avait été une expérience terrifiante.
Il s’essuya le front avec la manche de son chandail le plus vieux et le plus graisseux. Il y avait eu un horrible moment où, en un éclair, sa vie avait défilé sous ses yeux, mais il était trop préoccupé à l’idée de tomber et il avait manqué tous les bons morceaux. Susan figurait dans la plupart des bons morceaux, constata-t-il. Susan ou les ordinateurs. Jamais Susan et les ordinateurs. Eux figuraient plutôt dans les épisodes désagréables. Et c’était la raison pour laquelle il se trouvait ici, se dit-il. Il semblait avoir besoin de se convaincre et il se le répéta.
Il regarda sa montre. Minuit moins le quart.
L’idée lui vint qu’il ferait mieux d’aller laver ses mains moites et sales avant de toucher à quoi que ce fût. Ce n’était pas la police qui l’inquiétait, mais la terrifiante femme de ménage de Susan. Elle saurait.
Il entra dans la salle de bains, pressa le commutateur, l’essuya, puis contempla son visage stupéfait dans le miroir éclairé par un tube fluorescent, tandis qu’il faisait couler l’eau sur ses mains. Un moment, il songea à la lumière chaude et changeante des bougies au dîner Coleridge, dont les images jaillissaient de ce passé vague et lointain du début de la soirée. La vie semblait facile alors, et sans souci. Le vin, la conversation, de simples tours de prestidigitation. Il revit le visage pâle et rond de Sarah, ouvrant de grands yeux émerveillés. Il se lava le visage.
Il se brossa les cheveux. Il pensa aussi aux tableaux accrochés haut dans l’obscurité au-dessus de leurs têtes. Il se brossa les dents. Le sourd bourdonnement du tube fluorescent le ramena brutalement au présent et il se souvint tout d’un coup avec consternation qu’il était ici en qualité de cambrioleur.
Quelque chose l’obligea à se regarder droit dans la glace, puis il secoua la tête, essayant de penser à autre chose. Quand Susan allait-elle rentrer ? Cela, bien sûr, dépendait de ce qu’elle faisait. Il s’essuya rapidement les mains et revint vers le répondeur. Il pressa les touches et sa conscience à son tour le pressa. La bande s’enroula pendant ce qui parut un temps interminable, et il se rendit compte en sursautant que c’était sans doute parce que Gordon devait être déchaîné.
Il avait oublié, bien sûr, qu’il y aurait sur le répondeur d’autres messages que le sien et l’idée d’écouter les messages laissés par d’autres gens, c’était pour lui comme ouvrir leur courrier.
Il s’expliqua encore une fois que tout ce qu’il s’efforçait de faire, c’était de corriger une erreur qu’il avait commise avant qu’elle ne causât des dégâts irréparables. Il allait juste repasser quelques fragments de messages en attendant de trouver le son de sa voix. Ce ne serait pas trop terrible : il n’arriverait même pas à distinguer ce qu’on disait.
Il poussa un petit gémissement, grinça des dents et enfonça la touche Play si brutalement qu’il la manqua et que par erreur il éjecta la cassette. Il la remit en place et appuya avec plus de soin sur la touche Play.
Bip.
« Oh ! Susan, salut, c’est Gordon, dit le répondeur. Je suis en route pour la villa. C’est… euh… » Il accéléra quelques secondes. « … ai besoin de savoir que Richard est vraiment sur le coup, je veux dire qu’il s’y intéresse vraiment… » Richard eut une grimace et appuya de nouveau sur la touche de déroulement accéléré. Il était vraiment exaspéré à l’idée que Gordon essayait de faire pression sur lui par l’intermédiaire de Susan, ce que Gordon niait toujours vigoureusement. Richard ne pouvait pas en vouloir à Susan d’être agacée parfois par son travail si ce genre de choses arrivait souvent.
Clic.
« … Les lapins. Fais une note à Susan, s’il te plaît, pour qu’elle fasse poser un panneau ; « Si on tire ici, on riposte », à la bonne hauteur pour que les lapins puissent le voir. »
« Quoi ? » marmonna Richard et son doigt hésita une seconde au-dessus de la touche de déroulement rapide. Il avait l’impression que Gordon avait désespérément envie de ressembler à Howard Hughes, et s’il ne pouvait jamais espérer, même de loin, être aussi riche, il pouvait du moins essayer d’être deux fois plus excentrique.
« Il s’agit de Susan la secrétaire du bureau, pas toi, bien sûr, poursuivit la voix de Gordon sur le répondeur. Où en étais-je ? Oh oui. Richard et Hymne 2.00. Susan, il faut qu’on procède aux essais dans deux… » Richard, les lèvres serrées enfonça la touche de déroulement rapide.
« … C’est qu’il n’y a qu’une personne qui soit vraiment en mesure de savoir s’il fait vraiment un travail important ou s’il est simplement en train de rêver et cette unique personne… » De nouveau, il enfonça rageusement la touche. Il s’était promis de n’écouter aucun message et voilà maintenant qu’il s’énervait de ce qu’il entendait. Il devrait vraiment arrêter. Allons, juste encore un essai.
Lorsqu’il écouta de nouveau, il n’entendit que de la musique. Bizarre. Il déroula encore la bande et obtint encore de la musique. Pourquoi quelqu’un téléphonerait-il pour jouer de la musique à un répondeur ? se demanda-t-il.
Le téléphone sonna. Il arrêta le répondeur pour aller décrocher, puis faillit laisser tomber le combiné comme si c’était un gymnote, lorsqu’il se rendit compte de ce qu’il était en train de faire. Osant à peine respirer, il porta l’appareil à son oreille.
« Règle numéro un du cambriolage, dit une voix. Ne jamais répondre au téléphone quand on est au milieu d’un coup. Bon sang, qui donc êtes-vous censé être ? »
Richard resta pétrifié. Il lui fallut quelques instants avant de trouver où il avait mis sa voix.
« Qui est à l’appareil ? finit-il par demander dans un souffle.
— Règle numéro deux, continua la voix. Préparation. Prendre les outils nécessaires. Prendre des gants. Essayer d’avoir la moindre esquisse de l’idée de ce que vous allez faire avant de vous mettre à pendouiller d’un appui de fenêtre à l’autre au beau milieu de la nuit.
« Règle numéro trois. Ne jamais oublier la règle numéro deux.
— Qui est à l’appareil ? » s’exclama de nouveau Richard.
La voix restait imperturbable. « La Garde du quartier, fit-elle. Si vous prenez la peine de regarder par la fenêtre de derrière, vous verrez… »
L’appareil à la main, Richard se précipita jusqu’à la fenêtre pour regarder dehors. Un flash au loin le fit sursauter.
« Règle numéro quatre. Ne jamais vous planter là où on peut vous photographier.
« Règle numéro cinq… vous m’écoutez, MacDuff ?
— Quoi ? Oui… fit Richard abasourdi. Comment me connaissez-vous ?
— Règle numéro cinq, ne jamais avouer votre nom. »
Richard resta silencieux, le souffle rauque.
« J’ai un petit cours, dit la voix. Si ça vous intéresse… »
Richard ne répondit rien.
« Vous apprenez, poursuivit la voix, lentement, mais vous apprenez. Si vous appreniez vite, vous auriez bien entendu déjà reposé le téléphone. Mais vous êtes curieux et incompétent – alors vous ne l’avez pas fait. Je ne dirige pas un cours pour cambrioleurs débutants, figurez-vous, si tentante qu’en soit l’idée. Je suis sûr qu’on pourrait avoir des subventions. Non, si nous devons les avoir, autant qu’ils soient déjà entraînés.
« Cependant, si je donnais ce genre de leçons, je vous permettrais de vous inscrire gratis, parce que moi aussi je suis curieux. Curieux de savoir pourquoi Mr. Richard MacDuff qui, d’après ce que je sais, est aujourd’hui un jeune homme riche, quelque chose dans l’industrie des ordinateurs, se trouve soudain dans l’obligation de recourir au cambriolage.
— Qui… ?
— Je fais donc un peu de recherche, j’appelle les renseignements et je découvre que l’appartement dans lequel il pénètre par effraction est celui d’une certaine Miss S. Way. Je sais que l’employeur de Mr. Richard MacDuff est le célèbre Mr. G. Way et je me demande si par hasard ils ne sont pas parents.
— Qui… ?
— Vous avez à l’appareil Svlad, plus connu sous le nom de « Dirk » Cjelli, exerçant actuellement sous le nom de Gently, pour des raisons qu’il serait pour l’instant superflu d’évoquer. Je vous souhaite le bonsoir. Si vous désirez en savoir plus, je serai dans dix minutes à la Pizza Express d’Upper Street. Apportez de l’argent.
— Dirk ? s’exclama Richard. Vous… vous essayez de me faire chanter ?
— Non, idiot, pour les pizzas. » Il y eut un déclic et Dirk Gently raccrocha.
Richard resta pétrifié quelques instants, s’essuya de nouveau le front et reposa doucement le combiné comme si c’était un hamster blessé. Son cerveau commença à bourdonner doucement et à sucer son pouce. Des tas de petites synapses enfouies dans les profondeurs de son cortex cérébral se prirent par la main et se mirent à danser en chantant des rondes enfantines. Il secoua la tête pour essayer de les faire s’arrêter, et revint bientôt s’asseoir devant le répondeur.
Il débattit en lui-même la question de savoir s’il allait ou non appuyer sur la touche Play, et il n’avait pas encore pris sa décision qu’il avait enfoncé la touche. À peine quatre secondes de musique légère avaient-elles déversé leur flot sirupeux que lui parvint du vestibule le bruit d’une clé qui tournait dans la serrure.
Pris de panique, Richard enfonça la touche Eject, saisit la cassette au vol, la fourra dans la poche de son jean et la remplaça par une des cassettes neuves posées à côté de l’appareil. Il y avait chez lui une pile analogue auprès de son répondeur. C’était Susan au bureau qui les fournissait. La pauvre, la malheureuse Susan. Il ne devrait pas oublier d’éprouver de la compassion pour elle demain matin, quand il en aurait le temps et la concentration nécessaires.
Tout d’un coup, et sans même remarquer qu’il le faisait, il changea d’avis. En un éclair, il éjecta de l’appareil la cassette de remplacement, remit en place celle qu’il avait volée, enfonça la touche de retour en arrière et plongea vers le canapé où, deux secondes avant que la porte ne s’ouvrît, il essaya de prendre une posture nonchalante et victorieuse. Mû par une brusque impulsion, il fourra sa main gauche derrière son dos, où elle pourrait servir. Il était en train de disposer ses traits de façon à arborer une expression composée en parties égales de contrition, de gaieté et de séduction quand la porte s’ouvrit pour livrer passage à Michael Wenton Weakes.
Tout s’arrêta.
Dehors, le vent cessa. Les hiboux s’arrêtèrent en plein vol. Enfin, peut-être que oui, peut-être que non, mais assurément le chauffage central choisit cet instant pour s’arrêter, incapable peut-être de faire face au froid surnaturel qui soudain avait envahi la pièce.
« Qu’est-ce que vous faites ici, Mercredi ? » interrogea Richard.
Il se leva du canapé, comme si la colère avait sur lui un effet de lévitation.
Michael Wenton Weakes était un grand gaillard au visage triste, que certains surnommaient Michel Mercredi Prochain, car c’était généralement à cette date qu’il promettait de faire les choses. Il était vêtu d’un costume qui avait été superbement coupé quand son père, feu lord Magna, en avait fait l’acquisition quarante ans auparavant.
Michael Wenton Weakes occupait un des premiers rangs dans la liste brève mais choisie des gens que Richard détestait cordialement.
Il le détestait car il trouvait odieuse l’idée de quelqu’un qui non seulement était un privilégié mais qui s’apitoyait en même temps sur son propre sort parce qu’il estimait que le monde ne comprenait pas vraiment les problèmes des privilégiés. Michael, de son côté, détestait Richard pour la raison bien simple que Richard le détestait et n’en faisait pas secret.
Michael lança dans le vestibule derrière lui un regard lent et lugubre, tandis que Susan entrait. Elle s’arrêta en apercevant Richard. Elle posa son sac, dénoua son écharpe, déboutonna son manteau, l’ôta, le tendit à Michael, marcha vers Richard et le gifla à toute volée.
« J’ai attendu ce moment-là toute la soirée, lança-t-elle, furieuse. Et n’essaie pas de prétendre que c’est un bouquet de fleurs que tu as oublié d’apporter que tu caches derrière ton dos. Tu as essayé ce gag-là la dernière fois. » Elle tourna les talons et s’éloigna à grands pas.
« C’est une boîte de chocolats que j’ai oubliée cette fois-ci, dit Richard d’un ton lugubre en tendant sa main vide vers le dos de Susan qui s’en allait. J’ai escaladé tout le mur extérieur sans la boîte. Ce que je me sentais bête quand je suis entré.
— Pas très drôle », fit Susan. Elle entra en trombe dans la cuisine et au bruit qui en sortait, on aurait dit qu’elle moulait du café avec ses mains nues. Pour quelqu’un qui avait toujours l’air si nette, si douce et si délicate, elle cachait un sacré caractère.
« C’est vrai, reprit Richard, sans se soucier le moins du monde de Michael. J’ai failli me tuer.
— Je ne vais pas être à la hauteur de ça, cria Susan de la cuisine. Si tu veux qu’on te lance quelque chose de lourd et de bien aiguisé, pourquoi ne viens-tu pas ici faire le clown ?
— Je pense, répliqua Richard, qu’il serait inutile de dire qu’actuellement je suis tout à fait navré.
— Et comment », fit Susan en resurgissant de la cuisine. Elle le regarda avec des yeux qui lançaient des éclairs et alla même jusqu’à taper du pied par terre.
« Franchement, Richard, dit-elle. Tu vas encore dire que tu as oublié. Comment peux-tu avoir le culot de rester planté là avec deux bras, deux jambes et une tête, comme si tu étais un être humain ? C’est un comportement dont une crise de dysenterie amibienne aurait honte. Je parie que même la forme la plus inférieure d’amibe de la dysenterie se manifeste pour emmener sa petite amie faire une brève balade de temps en temps sur la paroi intestinale. Enfin, j’espère que tu as passé une soirée abominable.
— Tout à fait, dit Richard. Tu n’aurais pas aimé ça du tout. Il y avait un cheval dans la salle de bains et tu sais combien tu as horreur de ce genre de choses.
— Oh, Michael, fit brusquement Susan, ne restez pas planté là comme un pudding en train de s’écrouler. Merci beaucoup pour le dîner et le concert. Vous avez été adorable, et ça m’a fait plaisir d’écouter vos malheurs toute la soirée, parce que ça me changeait tellement des miens. Mais je crois que ce serait mieux si je trouvais votre livre et que je vous mette à la porte. Il faut que je fasse une scène sérieuse et une petite crise de nerfs et je sais à quel point ça bouleverse votre sensibilité délicate. »
Elle reprit son manteau qu’il tenait toujours et alla l’accrocher. Lorsqu’il le tenait, il avait paru entièrement absorbé par cette tâche et oubliant tout le reste. Maintenant qu’il ne l’avait plus, il semblait un peu perdu, il avait l’air tout nu et il fut obligé de se secouer pour revenir à la vie. Il tourna vers Richard ses grands yeux au regard lourd.
« Richard, dit-il, j’ai, euh, j’ai lu votre article dans… dans Profondeurs. Sur la musique et, euh…
— Les paysages fractionnels », conclut sèchement Richard. Il n’avait pas envie de parler à Michael et n’avait absolument aucune envie de se laisser entraîner dans une conversation sur l’abominable magazine de Michael. Ou plutôt le magazine qui avait été celui de Michael.
C’était justement cet aspect de la conversation que Richard voulait éviter.
« Oui. Très intéressant, bien sûr, reprit Michael de sa voix onctueuse et ronde. Les contours des montagnes et les contours des arbres et tout ça. Les algues recyclées.
— Les algorithmes récursifs.
— Oui, bien sûr. Très intéressant, mais ça n’allait pas du tout, absolument pas. Je veux dire : pour le magazine. Après tout, c’est une revue d’art. Évidemment, je n’aurais jamais laissé passer un article comme ça. Ross a complètement ruiné le magazine. Complètement. Il va falloir qu’il parte. Il le faut. Il n’a aucune sensibilité et c’est une canaille.
— Ce n’est pas une canaille, Mercredi, c’est absurde, répliqua Richard, en se laissant aussitôt entraîner malgré ses bonnes résolutions. Il n’avait rien à voir avec le fait qu’on vous ait poussé dehors. C’était votre faute et vous… »
Michael eut un petit sursaut.
« Richard, fit Michael, de sa voix la plus douce et la plus calme – discuter avec lui c’était comme s’emmêler dans la soie d’un parachute –, je crois que vous ne comprenez pas quelle importance…
— Michael », fit Susan avec douceur mais fermeté, en lui ouvrant la porte. Michael Wenton Weakes acquiesça faiblement de la tête et parut se dégonfler.
« Votre livre », ajouta Susan, en lui tendant un petit volume ancien sur l’architecture ecclésiastique du Kent. Il le prit, marmonna quelques remerciements, regarda un instant autour de lui comme s’il s’était soudain rendu compte de quelque chose de bizarre, puis se reprit, fit un petit salut de la tête et partit.
Richard ne sentit à quel point il était tendu que quand Michael eut disparu et qu’il put soudain se détendre. Il avait toujours été irrité par l’indulgence de Susan pour Michael, même si elle s’efforçait de la déguiser en se montrant constamment très désagréable avec lui. Peut-être même était-ce à cause de cela.
« Susan, qu’est-ce que je peux dire… ? commença-t-il lamentablement.
— Tu pourrais dire « ouille » pour commencer. Tu ne m’as même pas donné cette satisfaction quand je t’ai giflé, et j’avais cru le faire assez violemment. Mon Dieu, on gèle ici. Pourquoi est-ce que cette fenêtre est grande ouverte ? »
Elle alla la fermer.
« Je te l’ai dit. C’est par là que je suis entré », dit Richard.
Il avait l’air de parler assez sérieusement pour qu’elle se retournât vers lui d’un air surpris.
« Vraiment, reprit-il. Comme dans les publicités pour le chocolat, seulement j’ai oublié la boîte… », fit-il avec un haussement d’épaules penaud.
Elle le considéra avec stupéfaction.
« Au nom du ciel, qu’est-ce qui t’a pris de faire ça ? » dit-elle. Elle passa la tête par la fenêtre et regarda en bas. « Tu aurais pu te tuer, dit-elle en se retournant vers lui.
— Ma foi, oui… dit-il. Mais ça m’a paru la seule façon de… je ne sais pas… » Il se maîtrisa. « Tu as repris ta clé, tu te rappelles ?
— Oui. J’en avais assez que tu viennes faire une razzia dans mon garde-manger quand tu avais la flemme de faire tes courses. Richard, tu as vraiment escaladé ce mur ?
— Ma foi, je voulais être ici quand tu arriverais. »
Elle secoua la tête avec étonnement. « Ça aurait été beaucoup mieux si tu avais été ici quand je suis sortie. C’est pour ça que tu portes ces affreuses vieilles loques ?
— Oui. Tu ne penses pas que je suis allé dîner à Saint Cedd habillé comme ça ?
— Oh ! je ne sais plus ce que tu considères comme un comportement rationnel. » Elle soupira et fouilla dans un petit tiroir. « Tiens, fit-elle, si ça doit te sauver la vie, et elle lui tendit deux clés passées à un anneau. Je suis trop fatiguée pour être en colère. Une soirée passée à être convaincue par Michael m’a mise sur les genoux.
— Je ne comprendrai jamais pourquoi tu le supportes, fit Richard, en allant chercher du café.
— Je sais que tu ne l’aimes pas, mais il est très gentil et il peut être charmant dans son style un peu triste. En général, c’est très relaxant d’être avec quelqu’un qui est à ce point absorbé, parce qu’il ne te demande rien. Mais il est obsédé par l’idée que je peux faire quelque chose pour son magazine. Bien sûr que je ne peux pas. Les choses ne se passent pas comme ça. Mais ça ne m’empêche pas d’être navrée pour lui.
— Moi pas. Il a toujours eu une vie très, très facile. Et il l’a encore. C’est simplement qu’on lui a retiré son jouet, voilà tout. Ça n’est pas vraiment injuste, non ?
— Le problème n’est pas de savoir si c’est juste ou pas. Je le plains parce qu’il est malheureux.
— Bien sûr qu’il est malheureux. Al Ross a fait de Profondeurs un magazine intelligent, vraiment astucieux, que tout le monde tout d’un coup à envie de lire. Avant, ça n’était qu’un fatras bouillonnant. Sa seule véritable fonction était de permettre à Michael de déjeuner et de prendre un verre avec tous ceux qui lui plaisaient sous prétexte qu’ils aimeraient peut-être écrire un petit quelque chose. Il n’a pratiquement jamais réalisé un numéro. Tout ça était de la frime. Il se mignotait avec ce magazine. Je ne trouve vraiment pas ça charmant ni attendrissant. Je suis désolé, je me lance là-dessus et je n’en avais pas l’intention. »
Susan haussa les épaules, un peu mal à l’aise.
« Je crois que tu réagis trop fortement, dit-elle, mais je pense qu’il va falloir que je me débarrasse de lui s’il continue à insister pour que j’entreprenne quelque chose que je ne peux tout simplement pas faire. C’est trop épuisant. En tout cas, écoute, je suis contente que tu aies passé une soirée abominable. Je veux te parler de ce que nous devions faire ce week-end.
— Ah, dit Richard, eh bien… justement…
— Oh ! je ferais mieux de voir d’abord s’il y a des messages. »
Elle passa devant lui pour aller jusqu’au répondeur, écouta les premières secondes du message de Gordon, puis soudain éjecta la cassette.
« Ça m’assomme, dit-elle en la lui tendant. Pourrais-tu simplement donner ça à Susan au bureau demain ? Ça lui évitera un voyage. S’il y a quelque chose d’important, elle peut me le dire. »
Richard hésita, dit : « Euh, oui », et empocha la cassette, encore tout ému de ce délai de grâce.
« Alors, le week-end », dit Susan en s’asseyant sur le canapé.
Richard s’essuya la main sur son front. « Susan, je…
— Je crois malheureusement qu’il faut que je travaille. Nicole est malade et il va falloir que je la remplace au Wigmore vendredi prochain. Il y a des morceaux de Vivaldi et de Mozart que je ne connais pas trop bien, ça veut donc dire que je dois m’exercer pendant tout ce week-end. J’en ai bien peur. Désolée.
— Eh bien, en fait, dit Richard, il faut que je travaille aussi. » Il vint s’asseoir auprès d’elle.
« Je sais. Gordon n’arrête pas de me harceler pour que je te pousse. J’aimerais mieux qu’il s’en abstienne. Ça ne me regarde pas et ça me met dans une position peu enviable. J’en ai assez d’être pressée par les gens, Richard. Toi, au moins, tu ne fais pas ça. »
Elle but une gorgée de café.
« Mais je suis certaine, ajouta-t-elle, qu’il existe une sorte de zone grise entre être pressée et être complètement oubliée que j’aimerais beaucoup explorer. Embrasse-moi. »
Il l’embrassa, avec le sentiment qu’il avait une chance monstrueuse et qu’il n’en était pas digne. Une heure plus tard, il sortit pour découvrir que la Pizza Express était fermée.
Cependant, Michael Wenton Weakes regagnait son domicile de Chelsea. Assis au fond du taxi, il regardait passer les rues d’un œil vague tout en pianotant légèrement sur la vitre suivant un rythme lent et pensif.
Rap tap rap a rap tap a rap a tap.
Il était un de ces individus dangereux qui sont doux, mous et avachis à condition qu’ils aient ce qu’ils veulent. Et comme il avait toujours eu ce qu’il voulait et qu’il en avait paru content, l’idée n’était jamais venue à personne qu’il pût être autre chose que doux, mou et avachi. Il faudrait pousser tout un tas de petits bouts mous avant de trouver un bout qui ne cédait pas quand on le poussait. C’était ce bout-là que tous les bouts étaient destinés à protéger.
Michael Wenton Weakes était le fils cadet de lord Magna, éditeur, propriétaire de journaux et père indulgent, sous le parapluie duquel il avait plu à Michael de publier son petit magazine à lui en accumulant des pertes somptueuses. Lord Magna avait présidé au déclin progressif, mais digne et respectable, de l’empire d’édition fondé à l’origine par son père, le premier lord Magna.
Michael continuait à pianoter sur la vitre.
A rap tap a rap a tap.
Il se rappelait le jour terrible où son père s’était électrocuté en changeant une prise de courant et où sa mère, sa propre mère, avait repris l’affaire. Elle l’avait non seulement reprise, mais s’était mise à la diriger avec une verve et une détermination tout à fait inattendues. Elle examina la compagnie d’un œil très acéré afin de voir comment elle marchait, ou plutôt trébuchait comme elle le disait, et elle finit par en arriver à inspecter les comptes du magazine de Michael.
Tap tap tap.
Or Michael en savait juste assez du côté commercial des choses pour savoir ce que devaient être les chiffres, et il avait tout simplement assuré à son père qu’ils étaient comme ils devaient être.
« Je ne peux pas permettre que ce travail soit une sinécure, il faut que tu comprennes ça, mon vieux, tu dois te financer toi-même, sinon de quoi ça aurait l’air ? » disait toujours son père et Michael hochait gravement la tête en se mettant à réfléchir aux chiffres du mois prochain ou à la date à laquelle il lui faudrait parvenir à publier un nouveau numéro. Sa mère, par contre, n’était pas aussi indulgente. Et de loin.
Michael parlait toujours de sa mère comme d’une vieille chipie, mais si on devait en toute justice la comparer à une chipie, ce ne devrait être qu’à une chipie d’une exquise facture et d’un équilibre parfait, avec un élégant minimum de délicate gravure qui s’arrêtait juste au bord de son tranchant luisant comme un rasoir. Un coup d’un instrument pareil et on ne savait même pas qu’on avait été touché jusqu’au moment où on essayait un peu plus tard de regarder sa montre pour découvrir qu’on n’avait plus de bras.
Elle avait attendu patiemment – ou du moins avec les apparences de la patience – tout ce temps en coulisse, à jouer l’épouse dévouée, la mère tendre mais sévère. Et voilà maintenant que – pour changer un instant de métaphore – quelqu’un l’avait tirée de son fourreau et tout le monde courait se mettre à l’abri.
Y compris Michael.
Elle était fermement convaincue que Michael, qu’elle adorait, avait été gâté au pire sens du mot, et elle était bien décidée, même à ce stade tardif, à y mettre un terme.
Il ne lui fallut pas plus de quelques minutes pour voir que son fils avait tout bonnement inventé les chiffres chaque mois et que le magazine était une hémorragie d’argent dès l’instant où Michael jouait avec, tandis qu’il n’arrêtait pas d’avoir d’énormes notes de restaurant, de taxi et de frais de personnel qu’il affectait en badinant à des impôts fictifs. Le tout s’était simplement perdu quelque part dans les comptes gigantesques de la maison Magna.
Elle avait alors convoqué Michael.
Tap tap a rap a tappa.
« Comment veux-tu que je te traite, lui dit-elle, comme mon fils ou comme le directeur d’un de mes magazines ? Je suis prête à faire l’un ou l’autre.
— Tes magazines ? Eh bien, je suis ton fils, mais je ne vois pas…
— Bien. Michael, dit-elle brusquement en lui tendant une feuille de comptes informatisée, je veux que tu regardes ces chiffres. Ceux qui sont à gauche donnent les vraies entrées et les vraies sorties de Profondeurs, ceux qui sont à droite sont les chiffres que tu fournis. Est-ce que rien ne te frappe là-dedans ?
— Mère, je peux t’expliquer, je…
— Bon, fit lady Magna d’un ton suave, j’en suis enchantée. » Elle reprit la feuille. « Maintenant, as-tu la moindre idée sur la façon dont le magazine devrait être géré à l’avenir ?
— Oui, absolument. Des idées très précises. Je…
— Bon, fit lady Magna avec un sourire radieux. Alors, c’est tout à fait satisfaisant.
— Tu ne veux pas entendre ?…
— Non, c’est très bien, mon chéri. Je suis simplement heureuse d’apprendre que tu as quelque chose à dire là-dessus pour que tout soit clair. Je suis certaine que le nouveau propriétaire de Profondeurs sera ravi d’écouter ce que tu as à lui dire.
— Comment ? fit Michael abasourdi. Tu veux dire que tu es en train de vendre Profondeurs ?
— Non. Je veux dire que je l’ai déjà vendu. Malheureusement je n’en ai pas obtenu beaucoup. Une livre, plus la promesse qu’on te garderait comme rédacteur pour les trois prochains numéros, après quoi, c’est à la discrétion du nouveau propriétaire. »
Michael la dévisagea, les yeux ronds.
« Allons, allons, fit sa mère d’un ton raisonnable, nous ne pourrions guère continuer dans les conditions actuelles, n’est-ce pas ? Tu as toujours été d’accord avec ton père pour penser que cette situation ne devait pas être pour toi une sinécure. Et puisque j’aurais les plus grandes difficultés à croire ou bien à résister à tes histoires, j’ai pensé que j’allais confier le problème à quelqu’un avec qui tu pourrais avoir une relation plus objective. Maintenant, Michael, j’ai un autre rendez-vous.
— Bon, mais… À qui l’as-tu vendu ? balbutia Michael.
— À Gordon Way.
— Gordon Way ! Mais, au nom du ciel, mère, il…
— Il tient beaucoup à ce qu’on le voie en mécène des arts. Absolument. Je suis sûre que vous vous entendrez à merveille, mon chéri. Maintenant, si ça ne t’ennuie pas… »
Michael refusait de céder.
« Je n’ai jamais rien entendu d’aussi scandaleux ! Je…
— Tu sais, c’est exactement ce que Mr. Way a dit quand je lui ai montré ces chiffres et que j’ai demandé ensuite qu’on te garde comme rédacteur pendant trois numéros. »
Michael prit un air vexé, devint tout rouge et agita son doigt, mais ne parvint à rien trouver d’autre à dire que : « Quelle différence est-ce que ça aurait fait, si j’avais dit : « Traite-moi comme le directeur d’un de tes magazines ? »
— Oh, mon chéri, fit lady Magna avec son plus doux sourire, je t’aurais appelé Mr. Wenton Weakes, bien sûr. Et je ne serais pas en train de te dire maintenant de rajuster ta cravate », ajouta-t-elle en lui tapotant doucement le menton.
Rap tap tap rap tap tap.
« Vous m’avez bien dit le numéro dix-sept, monsieur ?
— Euh, quoi donc ? fit Michael en secouant la tête.
— C’est bien dix-sept que vous m’avez dit, n’est-ce pas ? fit le chauffeur de taxi. Parce que nous y sommes.
— Oh ! Oh ! oui, merci », dit Michael. Il descendit de voiture et chercha de la monnaie dans sa poche.
« Tap tap tap, hein ?
— Quoi ? fit Michael en lui tendant le prix de sa course.
— Tap tap tap, fit le chauffeur, pendant tout le trajet. Il y a quelque chose qui vous tracasse, hein, mon vieux ?
— Occupez-vous de vos oignons, lança Michael, furieux.
— Si vous le dites, mon vieux. J’ai simplement cru que vous alliez peut-être devenir fou ou je ne sais quoi », dit le chauffeur de taxi en démarrant.
Michael entra chez lui et traversa le vestibule glacé pour pénétrer dans la salle à manger, alluma le plafonnier et se versa un verre de cognac. Il ôta son manteau, le jeta sur la grande table en acajou et approcha son fauteuil de la fenêtre où il s’assit à siroter son verre et ses griefs.
Il continua à faire tap tap tap sur la vitre.
Il était resté comme rédacteur pour les trois numéros stipulés, après quoi, sans trop de cérémonie, on l’avait renvoyé. On avait trouvé un nouveau rédacteur, un certain A.K. Ross, qui était jeune, avide et ambitieux, et il n’avait pas tardé à faire du magazine un succès retentissant. Michael, pendant ce temps-là, était perdu et tout nu. Il n’avait plus rien.
Il se remit à pianoter sur la vitre et, comme il le faisait fréquemment, sur la petite lampe posée sur l’appui de la fenêtre. C’était une petite lampe ordinaire, assez laide, et la seule chose qui régulièrement retenait son attention, c’est que c’était la lampe avec laquelle son père s’était électrocuté et que c’était à cette place qu’il s’était assis.
Le vieux s’y connaissait si peu pour ce qui était des choses techniques. Michael l’imaginait regardant avec une profonde concentration de derrière ses lunettes en demi-lunes et tirant sur ses moustaches tout en s’efforçant de démêler les mystères complexes d’une prise de courant de treize ampères. Il avait, semble-t-il, rebranché la prise dans le mur, sans avoir au préalable revissé le couvercle, puis il avait tenté de changer le fusible in situ. C’était alors qu’il avait reçu le choc qui avait fait taire son cœur déjà vacillant.
Une erreur aussi simple, songea Michael, comme n’importe qui aurait pu en faire, n’importe qui, mais les conséquences en avaient été catastrophiques. Absolument catastrophiques. La mort de son père, sa propre perte, l’ascension de l’abominable Ross et de son magazine au succès désastreux et…
Tap tap tap.
Il regarda son reflet dans la fenêtre et les ombres des buissons dehors. Son regard revint à la lampe. C’était l’objet même, l’endroit même, et l’erreur était si simple. Simple à commettre, simple à prévenir.
La seule chose qui le séparait de ce simple moment, c’était l’invisible barrière des mois qui s’étaient écoulés depuis lors.
Un calme soudain et bizarre descendit sur lui comme si quelque chose au fond de lui-même avait soudain trouvé sa solution.
Tap tap tap.
Profondeurs était à lui. La revue n’était pas conçue pour devenir une réussite. C’était sa vie. On lui avait retiré sa vie, et cela exigeait une réaction.
Tap tap tap crac.
Il se surprit à passer soudain la main à travers la vitre en se coupant très vilainement.